Yves Grosdidier - Chargé de cours à forfait - Département de physique - Université de Sherbrooke

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Musique algorithmique : Vers une grammaire du discours musical ?


(version intégrale d'un court article de vulgarisation publié dans le volume 7, numéro 2, Hiver 1998, de la Revue des Cycles Supérieurs de l'Université de Montréal, Dire.)

On retrouve aussi cet article sur le site de l'Association Pierre Barbaud.

Les nombres entre parenthèses renvoient aux notes situées en fin de texte.

Résumé :

L'approche rationnelle de la musique et l'usage des ordinateurs ont conduit certains compositeurs à aborder autrement la création musicale. La composition algorithmique permettrait de sonder empiriquement la syntaxe fondamentale du discours musical via la formalisation de ses articulations élémentaires. L'élaboration de grammaires des langages musicaux est à même de réorganiser l'acquis technique du compositeur, de lui dévoiler de nouvelles voies pour la composition, et d'offrir au musicologue un outil d'analyse objectif.

L'espace sonore rationalisé

Ecrire de la musique est une activité qui mobilise une succession d'opérations de l'esprit. Le compositeur est libre du choix de ces opérations en ce sens qu'elles dépendent d'un ensemble d'exigences théoriques et stylistiques choisi tout aussi librement (1). Ces a priori façonnent un espace dans lequel peut se parler un langage, un discours musical dont la grammaire reste à établir (2). La recherche des articulations élémentaires du texte musical est un acte mental obligé pour esquisser les contours du schéma abstrait qui sous-tend tout langage musical. Une ambition est d'atteindre l'universalité et le meilleur chemin pour y tendre est peut-être celui du rationnel et de la formalisation, entendus par chacun. On peut en espérer, de plus, une description de la réalité musicale affranchie des images que nous donnent les commentaires musicologiques traditionnels, teintés d'impressionnisme, voire idéologiques. C'est l'immixtion du rationnel dans la sphère musicale, notamment en cette seconde moitié du XXème siècle, qui peut lui prêter des caractéristiques propres aux disciplines scientifiques. On pourrait y voir un blasphème, tant il est répandu que l'oeuvre d'art ne saurait en aucun cas tenir du rationnel et tout aussi peu prétendre à un semblant d'universalité. Dans ce contexte, une approche scientifique de la musique, même timide, effraie encore. Cependant, force est de constater que nombres d'aspects de la composition ne se réduisent pas seulement à de "mystérieux jaillissements de l'âme humaine" (3) ! Mais la conception rationaliste de l'art musical n'implique nullement une uniformité des pratiques des compositeurs. Si Boulez et Xénakis s'accordent sur la nécessité absolue d'une formalisation des opérations compositionnelles, ils s'opposent sur le choix de ces dernières. Et quand ils s'autorisent la transgression épisodique des règles qui fondent leurs oeuvres - par souci de résoudre les contradictions éventuelles entre les exigences formelles et esthétiques, surtout au profit de ces dernières - les partisans de la musique algorithmique (voir infra) n'y voient que défaite de la pensée et "pythagorisme impur" (4). D'autre part, une musicologie rationnelle est toujours en cours d'élaboration...

Subordination de la science à la musique

On sait qu'au Moyen-Age la musique formait avec l'astronomie, l'arithmétique et la géométrie ce qu'on appelait alors le Quadrivium, quatre des sept arts "libéraux". Le voisinage particulier de la musique au sein du Quadrivium explique pourquoi la plupart des musicographes de cette période abordaient la chose musicale avec un regard scientifique. Certes, on n'oublie pas qu'à l'époque la science n'avait pas la même acception qu'aujourd'hui, mais la constitution du Quadrivium révélait une volonté d'établir une logique du système sonore. Quelques jalons des relations science/musique : En 1722, Rameau, héritant des travaux de Descartes et Sauveur (5), annonce que tout corps sonore fait entendre, outre le son principal, des harmoniques. Cette propriété physique lève le voile sur les notions de consonance, dissonance et sur la structure des accords classiques qui détermine les concepts de gamme et de tonalité (6). C'est en 1829 que Dirichlet fournit la démonstration mathématique complète du problème de la décomposition d'une fonction périodique en série de Fourier, qui justifie l'assertion de Rameau. On pensait alors, et jusqu'à très récemment, le signal musical périodique. Mais cela est simpliste : une note a une durée finie et donc n'est pas rigoureusement périodique dans le temps. A la fin des années 1960, les travaux de Risset et Mathews (7) ont justement montré que le son musical est par essence non-périodique : il ne peut se réduire à une décomposition harmonique fixée, la contribution de chaque harmonique au signal total étant variable au cours du temps. On comprit alors pourquoi la synthèse de timbres comme celui de la trompette ou du violon ne pouvait qu'évoquer maladroitement les sonorités réelles de ces instruments (8). D'autre part, les dernières oeuvres pour piano (9) de Liszt (1811-1886) annonçaient la remise en question de l'organisation tonale. Le recours envahissant au chromatisme (10) marquait aussi la volonté d'agrandir l'espace sonore et de s'affranchir de la hiérarchie des hauteurs inhérente au système tonal. C'est alors aux alentours des années 1920 que Hauer et Schoenberg forgent les principes de musiques "à douze sons" et envisagent l'ensemble des 12 hauteurs (11) également réparties dans une octave, en prenant garde de n'en privilégier aucune. Au milieu des années 1950, Barbaud (12) montre que les principes de ces musiques se réduisent à des problèmes combinatoires au sein du groupe algébrique Z/12Z, une arithmétique des nombres entiers modulo 12 (13)...
 
La musique algorithmique - La position radicale de Pierre Barbaud

Au-delà de la fréquente sévérité des noms des oeuvres (14) du XXème siècle, épiphénomène d'une rationalisation croissante de la musique, il faut prêter attention aux retombées conceptuelles ou pratiques de cette rationalisation. Il y a notamment eu la remise en question de la notation musicale traditionnelle qui a trouvé un écho original avec l'apparition des premiers ordinateurs. La partition, soit l'organisation matérielle de la musique contenant l'ensemble des parties exécutées, simultanément et successivement, a dû satisfaire de nouvelles nécessités. Il a fallu développer une notation adaptée à l'élargissement de l'espace sonore et, pour certains compositeurs, au traitement informatique des données musicales. L'informatique musicale a très tôt démontré son utilité dans plusieurs domaines qui vont de l'acoustique à la psychoacoustique (l'étude du son tel qu'il est perçu (15)) en passant par le traitement du signal, la synthèse et l'analyse sonores, ou encore l'aide à la composition (éditeurs de partitions, montage et mixage de sons, outils musicologiques tirant profit de l'intelligence artificielle). D'une portée fondamentale, il y a eu aussi la composition au moyen d'ordinateurs et son prolongement radical algorithmique. La composition algorithmique a pour objet de réaliser des partitions complètes via l'exécution de programmes informatiques, l'instinct et la subjectivité du compositeur n'intervenant que dans le choix des règles compositionnelles. Il est parfaitement impossible de donner ici une description exhaustive des diverses approches des musiciens algorithmiques. Nous remarquerons simplement qu'elles sont fondées, entre autres, sur la réalisation aléatoire d'événements rythmiques et harmoniques selon des statistiques (16) arbitraires ou bien issues des usages que l'on en fait dans des corpus musicaux déjà existants. Une première historique fût la Suite Illiac, pour quatuor à cordes, composée en 1956 par l'ordinateur Illiac I de l'Université de l'Illinois sur la base d'algorithmes codés par Hiller et Isaacson. Suivirent de nombreuses autres oeuvres dont la Factorielle 7 (1961) de Barbaud, figure majeure de la musique algorithmique. Barbaud s'interdisait de corriger les résultats de l'ordinateur, ce qu'il percevait comme une facilité. Il préférait revoir ses programmes jusqu'à ce que les sorties soient en conformité avec les exigences stylistiques qu'il s'imposait, faisant de la composition une activité reposant en quelque sorte sur l'expérience. C'est à son attitude extrême, on parle alors d'automatisme intégral, que nous devons une formalisation algébrique axiomatique (17) des règles de l'harmonie (18) classique et du contrepoint (19) d'école. C'est donc un abandon à la machine et une soumission à l'empirisme qui ont permis d'atteindre ces résultats exposés dans son Vademecum (20).

La musique comme langage

Nous ne discuterons pas de la qualité des pièces réalisées par "l'école" algorithmique, souvent jugées décevantes. Suivant Ruwet (21), rénovateur (22) de la sémiologie musicale, nous ne traiterons pas non plus d'une éventuelle réduction des considérations esthétiques à un système rationnel de l'espace sonore : il serait absurde d'ignorer l'importance de ce qui relève de la psychologie de la perception en matière musicale. Le "système" de Barbaud, tout au plus une proposition de notation musicale donnant le jour à une partition numérique compacte et efficace, ne peut pas à lui seul aborder le problème de la structure des oeuvres musicales. Nous remarquerons par contre que la démarche automatique inaugurée par Barbaud et la symbolique algébrique dont il est l'auteur pourraient permettre d'entreprendre un "sondage", modeste mais objectif, de la syntaxe du langage musical. En effet, il y a lieu de dépasser l'analyse statistique traditionnelle des oeuvres musicales. La statistique, dans son usage courant, réduit l'oeuvre à une suite de signes, en méconnaît le sens et l'organisation qui tient pourtant d'un langage. La syntaxe de ce langage repose sur des relations d'équivalence (23) ou, plus simplement, sur la répétition (des récurrences de traits stylistiques) et sa manifestation la plus subtile dans le cadre de la variation. On retrouve cette propriété, non dans les langues naturelles elles-mêmes, mais dans leurs réalisations esthétiques, comme la poésie. (On remarquera que l'analyse des poèmes et la musique algorithmique ont en commun l'outil statistique, et que les deux domaines sont encore à la recherche d'une théorie objective du rythme.) Que les relations d'équivalence soient envisagées pour des complexes harmoniques, des traits mélodicorythmiques ou bien pour d'autres caractères (contrastes de timbres, de densités d'événements sonores, etc.) c'est un sentiment de répétition - bien dosée (24) - qui évite l'impression de vacuité du texte.

Vers une grammaire générative de la musique...

Si d'une partition numérique on peut envisager une étude statistique facilitée de l'ensemble des paramètres musicaux - hauteur, durée, timbre, intensité - comme cela se pratique couramment sur des partitions en notation traditionnelle, il serait de plus possible d'étudier aisément les relations de dépendance entre ces paramètres en faisant appel aux méthodes de l'analyse factorielle et, plus particulièrement, en procédant à une analyse en composantes principales. Il est aussi permis d'espérer que le musicologue puisse localiser et quantifier la récurrence de traits stylistiques, à toute échelle de durées d'un texte, en utilisant l'analyse en ondelettes, un outil récent des mathématiques qui a récemment fait ses preuves dans le domaine de la biologie pour l'étude des corrélations à courtes et longues portées des séquences d'ADN (25)... D'autre part, sur la base d'un travail analytique préalable et se soumettant au processus d'essais et erreurs de la composition algorithmique intégrale, le musicien pourrait s'employer à "décoder" les "messages" musicaux d'un corpus donné. Ayant réduit ce corpus en articulations élémentaires porteuses du minimum de signification, la combinaison de ces dernières selon un ensemble fini de règles syntaxiques arbitraires conduirait à la production de pastiches. De la comparaison des pastiches aux textes initiaux, il serait possible de déterminer un ensemble idéal de règles dont l'application mécanique produirait les énoncés (textes musicaux) admissibles (=grammaticaux) les plus stylistiquement proches du corpus initial. En d'autre termes, il serait possible d'esquisser une "grammaire générative" musicale sur le modèle épistémologique de Noam Chomsky (26). L'empirisme inhérent à cette méthode pourrait être le moyen de réaliser le compromis, proposé par Ruwet (27), entre l'analyse des corpus (insuffisante si elle ne doit résulter qu'en une taxinomie) et l'expérimentation ("créer des situations artificielles" à partir de "cellules élémentaires") pour asseoir les bases d'une musicologie objective et rationnelle... A tout le moins cette approche entraînerait une réorganisation profitable des acquis techniques du compositeur.
 
Yves Grosdidier

Notes :

(1) Cependant on n'oublie pas que le compositeur, auditeur particulier, est sujet à un conditionnement, une "acculturation" à un ou plusieurs styles, reprennant le mot de J.-J. Nattiez du Groupe de Recherches en Sémiologie Musicale de l'Université de Montréal.
(2) W. Buxton, 1978, Design issues in the foundation of a computer- based tool for music composition, Computer Research Group, Université de Toronto.
(3) P. Barbaud & R. Lengagne, 1993, Vademecum de l'ingénieur en musique, Springer-Verlag.
(4) F. Bayer, 1987, De Schönberg à Cage, essai sur la notion d'espace sonore dans la musique contemporaine, Klincksieck.
(5) Joseph Sauveur (1653-1716) : mathématicien, fondateur de l'acoustique musicale.
(6) Dont la pérennité en Occident n'est cependant que conventionnelle.
(7) Risset, J.-C. & Mathews, M.V., 1969, Analysis of musical- instrument tones, Physics Today, vol. 22, n°2, 23.
(8) Au contraire du piano, par exemple, pour lequel l'instauration de la série des harmoniques est plus conforme à l'idée simpliste que l'on s'en faisait.
(9) Par exemple la Bagatelle sans tonalité.
(10) L'usage de sons étrangers aux seuls 7 sons retenus de la gamme diatonique majeure. Par exemple, les touches noires du piano pour la gamme majeure de do (les touches blanches).
(11) i.e. l'ensemble des touches noires et blanches du piano.
(12) Pierre Barbaud (1911-1990) : compositeur et théoricien, un pionnier de la composition au moyen d'ordinateurs.
(13) Arithmétique pour laquelle, en particulier, l'addition s'opère de la même manière que pour les heures : 6 heures plus 8 heures égale 2 heures avec la retenue de 12 tout comme élever un fa# de 8 demi-tons conduit à un ré de l'octave supérieure (si l'on a pris soin de numéroter les hauteurs contenues dans une octave - do, do#, ré, ..., si - par 0, 1, 2, ..., 11, faisant du 6ème degré un fa#).
(14) On ne compte plus les "structures", "polyphonies", "contrepoints" et autres "constructions".
(15) Pour un aperçu : Son musical et perception auditive, J.-C. Risset, Pour la Science, novembre 1986, 32.
(16) Sous la forme de tables de contingence spécifiant des règles probabilistes de succession des motifs harmoniques et/ou rythmiques.
(17) i.e. modifiable à souhait.
(18) Théorie de la superposition des sons aboutissant à la formation d'accords. On parle aussi "d'écriture verticale".
(19) Discipline qui a pour objet la superposition contrainte de plusieurs lignes mélodiques. On parle aussi "d'écriture horizontale".
(20) voir note 3.
(21) Théorie et méthodes dans les études musicales, N. Ruwet, 1975, in Musique en jeu, 17, Seuil, pp. 11-36.
(22) Nicolas Ruwet musicologue, J.-J. Nattiez, 1992, in De la musique à la linguistique : Hommages à Nicolas Ruwet, éd. L. Tasmowski & A. Zribi-Hertz, Gand, Communication & Cognition.
(23) Quelques remarques sur le rôle de la répétition dans la syntaxe musicale, N. Ruwet, 1972, in Langage, musique, poésie, chap. 5, Seuil; R. Jakobson, 1963, Essais de linguistique générale, 1963, éd. de Minuit, p. 220.
(24) Nous devons aussi à Barbaud un modèle probabiliste quantitatif de cette idée qu'il développe dans sa "théorie générale des spectacles".
(25) A. Arnéodo et al., 1995, Ondelettes, multifractales et turbulences, Diderot éditeur, Arts et Sciences.
(26) voir par ex., J. Lyons, 1971, Chomsky, Seghers.
(27) voir note 21.

 

 

 

 

Dernière mise à jour:
March 14, 2024, 14:59
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